L'hindouisation du Cambodge et ses avatars (2/2)
Une question pertinente serait de déterminer ce qu’implique le concept d’hindouisation pour et dans l’histoire cambodgienne. Autrement dit, quelle peut être la part de l’hindouisation dans la constitution de l’entité cambodgienne. Un autre point qui n’a jamais vraiment été traité en profondeur, et qui dérive partiellement du premier, est le discours qu’un certain Cambodge a généré sur l’hindouisation.
Le syncrétisme cambodgien
N’hésitons pas ! Si les documents fondateurs des religions issues de l’Inde avaient subitement disparu, on aurait bien du mal à comprendre quel type de religion les Cambodgiens pratiquent aujourd’hui. Syncrétisme est bien le maître mot; entrez dans n’importe quel sanctuaire bouddhique cambodgien et vous y contemplerez, dans le plus bel arrangement hérétique, les symboles de doctrines dont les sectateurs se seraient probablement entre égorgés.
A côté des statues du Bouddha, la plupart des pagodes n’hésiteront pas à présenter toute l’imagerie et la symbolique hindouiste, plaçant ainsi sur le même plan des doctrines qui se sont fait la guerre quand elles n’ont pas purement et simplement cherché à s’éliminer.
L’explication simple, pour ne pas dire simpliste, est qu’une pratique religieuse est un produit historique, bien plus que la stricte projection dans la réalité d’un dogme qui se veut immuable. L’Europe a bien connu cela avec l’introduction dans la pratique du christianisme de thèmes parfaitement païens comme la révération des morts ou les feux de la saint Jean.
Si le bouddhisme ne semble pas faire exception à la règle, on peut tout de même s’interroger sur les limites en matière de combinaisons. Eh bien, il ne semble pas y en avoir en bouddhisme cambodgien qui n’a pas l’air de craindre les contradictions. Quelques exemples assez révélateurs : le bouddhisme est, comme nous l’apprenons à la lecture des paroles du Bouddha (Tipitaka), une doctrine parfaitement athée et le Bouddha n’est qu’un homme qui a réussi à atteindre l’éveil; le Nibbana bouddhique (Nirvana) s’atteint au cours d’une existence humaine et n’a rien à voir avec le cycle typiquement hindouiste des réincarnations; les pratiques de magie sont strictement déconseillées... Est-ce la peine d’aller plus loin ? La pratique cambodgienne du bouddhisme a bien réussi à diviniser le Bouddha; la réincarnation est devenu un élément clé de la pratique bouddhiste à travers les fameuses bonnes actions, à supposer qu’elle ne l’ait pas été de toute éternité; quant à la magie dans les pagodes, bien sûr à des fins médicales ou supposées telles, elle semble avoir de très beaux jours devant elle.
Un point également fondamental est que le texte fondateur du bouddhisme (tipitaka) n’a été transmis au Cambodge dans son intégralité que dans la seconde moitié du 19ème siècle ; on devait auparavant utiliser des résumés de la doctrine.
Est-ce critiquable? Pour le religieux puriste, évidemment oui ; mais ce n’est pas son point de vue qui nous retiendra car, se faisant, on perdrait de vue une donnée clé de l’hindouisation de l’actuelle Asie du sud est péninsulaire et insulaire.
L’histoire académique du Cambodge pré angkorien et angkorien nous enseigne une succession bien ordonnée des religions indiennes : d’abord l’hindouisme avec ses variantes shivaïtes et visnouites, puis le bouddhisme grand véhicule (mahayana) qui entraînera de violentes réactions shivaïtes à la fin de l’époque angkorienne, et enfin le triomphe du bouddhisme petit véhicule (theravada) jusqu’à aujourd’hui.
Une difficile revendication
Une autre lecture serait possible. Et si ces expressions religieuses, apparemment bien délimitées, n’étaient en fait que des étiquettes qui exprimeraient le choix d’un pouvoir royal à un moment donné? A un niveau plus humble, la réalité sociale de ces religions serait tout autre; tout d’abord, elles arrivent à la même époque dans la région et finissent par se distinguer non tant par les dogmes qu’elles véhiculent que par les rôles sociaux qu’elles vont remplir; cette configuration permet de concevoir un syncrétisme dès l’origine. Un exemple éminent et inattendu en est l’hindouisme des Chams du Vietnam qui s’est bien mâtiné de bouddhisme et d’animisme local.
Dans ces conditions, on comprendra aisément qu’en dehors de discussions académiques qui portent sur des points d’histoire, l’Inde a du mal à reconnaître les siens. D’autant plus que la volonté d’intégrer l’Inde extérieure dans le flux de l’histoire politique et culturelle de l’Inde est le fait de nationalistes hindous qui s’opposent à une vision plus « laïque » de l’histoire.
Du Cambodge à l’Inde
Si l’on excepte des approches purement techniques et, somme toute, marginales comme l’enseignement du Sanscrit et du Pâli au Cambodge ainsi qu’une poignée d’étudiants partis étudier en Inde, le recours à l’hindouisation et à ses suites n’est pas un thème mobilisateur au Cambodge.
Pourtant la seconde moitié du 20ème siècle a été le cadre d’un débat acharné qui a très vite débordé les cadres de la langue d’où il était originellement issu. Pour en comprendre les enjeux, il faut savoir que, dans les années Cinquante et Soixante, il était indispensable d’enrichir la langue en créant des mots qui rendent compte des concepts de la vie moderne et c’est ce que fit Chuon Nath (1883 - 1969) sur la base du Pâli, la langue sacrée du bouddhisme petit véhicule. A titre d’exemple, comme il n’y avait pas de mot khmer pour désigner le train, Chuon Nath crée le terme ayaksmeyana à partir du Pâli Yana « véhicule » combiné à un autre terme pâli ayomoyo « objet en métal ». Keng Vannsak refuse cette « pâlisation » de la langue pour lui préférer une création de mots sur la base de termes khmers préexistant, ainsi que la transcription directe de termes étrangers. Ainsi, deux conceptions de la culture khmère s’opposent : l’une identifie largement la culture khmère au bouddhisme petit véhicule et l’autre qui se refuse à réduire la khmérité au bouddhisme. En profondeur, c’est évidemment d’une sociologie du pouvoir dont il s’agit : l’ordre des moines est aussi une instance de pouvoir à laquelle va s’opposer un groupe d’intellectuels et d’universitaires laïcs qui entend bien jouer son rôle dans la société cambodgienne qui vient d’obtenir son indépendance de la France.
Les choses ne s’arrêtent évidemment pas en si bon chemin et Keng Vannsak en profite pour se livrer à une critique des plus virulentes de ce qu’il qualifie d’indianisation du Cambodge. Le but de Keng Vannsak réside dans l’élaboration d’une vision où politique et culture sont inséparables et qui culminera dans sa thèse « Recherche d’un fond culturel khmer » soutenue à Paris en 1971. Les idées de Keng Vannsak sont à l’époque éminemment nouvelles en ce qu’il se propose d’articuler une vision politique sur l’analyse et la promotion d’une khmérité. Il s’agit, à vrai dire, d’un fourre tout idéologique qui est, aujourd’hui encore, mal étudié : l’indianisation du Cambodge est vue sous un angle critique, pour ne rien dire du bouddhisme censé avoir contribué à la décadence du Cambodge.
Dans le cas de l’Inde comme du Cambodge, la mise en exergue de l’apport indien et les discours qu’il a suscités semblent avoir été essentiellement destinés à une consommation intérieure à des fins apparentes de règlements de compte.
Jean-Michel Filippi