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La mort de l'orature au Cambodge

« Orature » est un beau néologisme qui a été forgé par l’anthropologue Rémi Dor alors qu’il travaillait sur des populations kirghizes de l’Afghanistan. Il ne s’agit pas d’une simple oralité, mais de la tradition orale comme mode incontournable de production culturelle.

On a tendance à considérer l’oral comme l’exception de l’écrit ; l’orature nous enseigne au contraire qu’il s’agit d’un mode particulier d’appréhension du monde irréductible aux catégories qu’engendre l’écrit.

Un village en forêt dans la province de Mondulkiri. L'orature existe sur les hauts plateaux du Cambodge,pour combien de temps encore?

La production littéraire khmère a toujours été fondamentalement orale : contes, épopées, romans traditionnels, contrepèteries rythmaient il n’y a pas si longtemps la vie quotidienne des gens. Bien sûr, l’écrit conservait sa part, et les inscriptions du Cambodge depuis l’époque pré angkorienne en témoignent parfaitement, à cela près que l’écrit,  toujours associé à un contenu hiératique,  excluait par son statut même toute spontanéité créatrice.

Le théâtre rentre dans ce cadre. La richesse inouïe des expressions théâtrales (plus de 20 types de théâtre d’après le beau catalogue de l’UNESCO ) qui existaient il n’y a pas si longtemps est aujourd’hui des plus réduites. On peut bien sûr occasionnellement assister à des spectacles de théâtre Bassac, Yike ou Yike Damkang, par exemple à Takéo, mais ces représentations sont désormais exceptionnelles et la qualité d’antan n’est plus au rendez-vous.

Expliquer cette perte par le régime des Khmers Rouges tomberait évidemment sous le sens : interdiction du théâtre, mort des acteurs... La fin des représentations théâtrales remonte évidemment à cette époque si l’on excepte les ballets révolutionnaires insipides destinés aux délégations étrangères.

Les choses sont comme toujours beaucoup plus compliquées. Le théâtre cambodgien a survécu au Kampuchéa démocratique et les survivants se sont acharnés à le remettre en oeuvre. Il s’agissait dans les années 80 de témoigner d’une survie et surtout d’une rage d’exister. Une culture menacée dans ses fondements mêmes refaisait surface grâce au travail initial incroyable d’un petit groupe d’individus qui enseignaient à la faculté des beaux-arts. Le message était simple : jouez et créez !

C’est à cette époque que remonte la première version écrite des textes du théâtre Bassac.

Les résultats ne se sont pas fait attendre et l’on peut constater a posteriori l’efficacité du travail de ces pionniers à travers les représentations qui ont eu lieu dans toutes les provinces du Cambodge.

Le théâtre khmer repose sur une textualité orale qui se transmet de générations en générations. Sa pérennité suppose à la fois une volonté et une acceptation de la transmission qui se traduira, condition de l’orature, par une collaboration particulière entre l’acteur et le public.

Tout cela cessera en 1992 – 1993, plus précisément à l’époque de l’Autorité Provisoire des Nations Unies pour le Cambodge (APRONUC). Concernant cette époque, on ne signalera jamais assez la brutalité de l’intrusion de la société de consommation au Cambodge.

Quand à la mort programmée de l’orature, les analyses pourront diverger : la khmérité et ses attributs apparaissant désormais comme un fardeau, le rêve d’une vie urbaine facile, les pluies de dollars tombant du ciel...  Une chose est cependant sûre et les témoignages abondent, une dépréciation considérable s’est produite : à cette époque, les spectacles de théâtre se raréfient et les conteurs cessent de transmettre leur art.

Voilà que le Cambodge s’offre comme une nouvelle exception, car il est rare de trouver une correspondance aussi affirmée entre une imposition politique et économique et la vie culturelle d’un pays.

Jean-Michel Filippi