Langue de la culture et culture de la langue. Le Cambodge serait-il malade de sa langue ? (1 / 3)
La politique linguistique d’un pays est le reflet d’une vision de sa langue nationale et son analyse permet aussi de faire la lumière sur des enjeux qui dépassent l’aspect linguistique du problème.
Ce que l’on appelle généralement et abusivement « langue » s’identifie en fait à la langue standard. Il s’agit de la face institutionnelle de la langue sur la base de laquelle on élaborera systèmes orthographiques, dictionnaires, manuels d’enseignement, grammaires scolaires, bref tout un savoir que résume la notion de politique de la langue.
Au fil des rues
Outre les attitudes académiques, les comportements quotidiens à l’égard de la langue en disent très long sur la façon dont une population valorise ou dévalue son idiome. Si vous apprenez le Khmer, vous ne manquerez pas de pratiquer votre nouveau savoir linguistique au Cambodge, quoi d’ailleurs de plus naturel dans un pays où le Khmer est censé être la langue nationale ? Eh bien non ! On vous répondra dans un Anglais qui tient plus du genre « you me same same » que de la langue de Shakespeare et tout un chacun vivant au Cambodge a pu en faire l’expérience décevante. Donc, fin de non recevoir pour le candidat étranger qui pourra tout au plus bénéficier d’un « Oh you speak kmae !? » avec le sourire mécanique de circonstance. Une chose est certaine : contrairement au Vietnam, à la Thaïlande ou à la Chine, votre connaissance de la langue nationale laissera de glace au Cambodge.
Un autre cas digne d’intérêt est bien représenté par les panneaux routiers et autres indications en lettres latines. La romanisation, même à des fins de signalisation, est la preuve par excellence d’un travail sur le système des sons de la langue et de nombreux pays de la région ont fait dans ce domaine des efforts considérables pour des raisons de communication mais aussi de prestige. En gros, pour une langue comme le Khmer, deux possibilités sont offertes : rendre compte des sons khmers avec des lettres latines afin de permettre à un étranger de prononcer le nom d’une rue ou d’une ville ou bien faire correspondre à chaque lettre khmère une lettre latine. Un exemple aidera à y voir clair ; voilà ce que donnerait le mot khmer « animal » avec les deux méthodes : sat et sââtv, la première permettant de prononcer le mot, la deuxième rendant compte des aléas historique de l’écriture khmère. Chaque méthode est défendable et a, de fait, ses partisans et ses détracteurs ; l’ennui c’est qu’au Cambodge on s’est ingénié à rendre la situation grotesque. Un exemple sera très parlant pour ceux qui vont passer leurs fins de semaine à Kep ; à l’embranchement qui conduit au « marché au crabes », un grand panneau vous indique la direction à suivre : phsar kdarm. A l’intention des lecteurs qui ne connaissent pas le Khmer, le « r » final du premier mot n’est pas prononcé en Khmer, il s’agit dans l’écriture d’un artefact étymologique qui traduit l’origine (bazar) du mot marché (phsar) ; ce qui est beaucoup plus étonnant est le terme « kdarm » qui ne contient pas en Khmer la lettre « r » ; serait-elle tombée du ciel ? L’explication est simple : le mot se prononce en réalité kdaam avec un son « a » long, eh bien, on a fait tout simplement appel à un anglo-saxon de service (vérifié après coup) qui a appliqué un procédé récurrent à l’anglais, langue dans laquelle la présence du son « r » allonge systématiquement la voyelle précédente. Exemple représentatif ? L’auteur de ces lignes a recueilli sans trop d’efforts plus de 500 cas où l’on utilise des lettres latines au petit bonheur la chance sans avoir préalablement élaboré un système de transcription.
Un vide académique
On pourrait en rester là et décider que l’accumulation de faits isolés, mélange de négligences et de hasard, ne relève d’aucune logique sous-jacente. A l’opposé, on peut penser qu’on n’a jamais assez pris au sérieux les détails peu académiques glanés aux coins des rues et, en l’occurrence, il semble que ces points de détail trouvent des contreparties à des niveaux supérieurs.
En 1997, la coopération française avait financé la traduction en langue khmère d’un manuel d’économie ; deux années passent et alors que notre manuel utilisé dans l’enseignement universitaire est en passe de devenir un classique, un khmérisant mal intentionné décide d’y jeter un coup d’oeil et découvre que la langue dans laquelle l’ouvrage a été traduit n’est pas du Khmer. Les lettres sont khmères, les mots sont khmers...la structure des phrases n’est pas khmère et, entièrement calquée sur le Français, elle ne produit aucun sens. Un peu comme la phrase française « venir jouer maison moi » reproduirait la structure de la phrase khmère. La question de la traduction est grave pour un pays qui, pour les raisons historiques que l’on sait, n’a pu développer son propre corpus de textes et dépendra pour longtemps encore de ressources bibliographiques en langues étrangères; or, à l’exception de quelques bonnes et trop rares traductions, une pléthore d’exemples montre que le khmer des textes traduits est d’un niveau désolant. On a le sentiment que l’activité de traduction se concentre sur la langue à traduire (Français ou Anglais) et se passe parfaitement d’un véritable travail de recherche sur la langue d’arrivée, en l’occurrence le Khmer, langue maternelle du traducteur.
Cette triste impression est encore corroborée par le peu d’instruments linguistiques et pédagogiques consacrés au khmer. Il n’existe, à l’heure actuelle, qu’un seul et unique dictionnaire monolingue khmer dont la première version a été originellement publiée dans les années Soixante et a été republiée telle quelle en 1998. Ne parlons pas des ouvrages de grammaire de niveau scolaire ou universitaire qui sont eux inexistants ou recopiés sans aucune modification à partir de textes publiés il y a plus de quarante ans, quand ce ne sont pas des photocopies de photocopies d’ouvrages originellement écrits à la machine qui servent de textes de référence. A cet égard, les 12 volumes du manuel « langue khmère » cumulent les inepties accumulées par les coopérations étrangères qui se sont succédées depuis 1993 au chevet de l’enseignement de la langue khmère. La dernière en date, recueillie lors d’une réunion en 2006, a été produite par une « spécialiste de l’éducation » britannique qui s’était indignée de ce que le mot « parents » se dise en Khmer « père – mère », vous devinerez sans peine la solution proposée par cette dame...Le plus désolant a quand même été l’absence de réactions des cambodgiens dans l’assistance.
A contrario, c’est un euphémisme de dire que LA langue étrangère se porte très bien au Cambodge et on se tromperait fort en analysant son statut avec les critères utilitaires traditionnellement en vigueur. Au Cambodge, l’Anglais a cessé d’être instrumental (s’il l’a jamais été) pour devenir emblématique, jouant ainsi un rôle auquel le Français n’a jamais vraiment pu prétendre, même aux plus belles heures du protectorat. La preuve qu’on n’est pas un illettré suppose que l’on saupoudre son discours khmer de mots anglais, que l’on mette ses enfants dans des écoles en langue anglaise sur la qualité desquelles aucun audit indépendant ne s’est jamais prononcé et, fin du fin, que l’on s’entretienne avec sa progéniture en Anglais : « Baby stop cry » sic! a pu entendre l’auteur de ces lignes en allant visiter une maison à louer et ce n’était pas, loin de là, la première fois.
Alors les khmers ne se soucieraient-ils pas de leur langue ? On peut effectivement être fondé à voir les choses comme ça, mais ce faisant on se satisfera de la description en surface d’une situation sans prendre le risque d’avoir recours à une véritable stratégie explicative.
(A suivre)
Jean-Michel Filippi